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Après la chute d’Afrin : une victoire turque à l’épreuve d’intérêts stratégiques contradictoires

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Dimanche à 8h30, Erdogan annonçait la prise d’Afrin suite à l’entrée des chars turcs dans la ville, marquant un tournant dans une région ravagée par sept ans de guerre civile.
Après la chute d’Afrin : une victoire turque à l’épreuve d’intérêts stratégiques contradictoires

Philippe Alcoy

Rappel des faits

Le 20 janvier, la Turquie lançait l’opération « Rameau d’Olivier » en vue de prendre d’assaut la ville d’Afrin, alors sous contrôle des forces kurdes menées entre autres par l’YPG, branche syrienne du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). L’offensive avait pour objectif d’expulser de la région d’Afrin, limitrophe à la Turquie, les forces de l’YPG, organisation qualifiée de « terroriste » par Ankara (et la plupart des puissances impérialistes, dont la France).

Si l’opération, censée se conclure rapidement, a traîné en longueur, elle a néanmoins connu un brutal dénouement suite à l’entrée des forces de l’Armée Syrienne Libre (ASL) dans la bataille aux côtés du gouvernement turc, après que la Russie a donné son aval aux bombardements turcs sur Afrin et a dissuadé le régime et l’Iran d’intervenir directement contre les troupes d’Erdogan, pour préserver son alliance avec la Turquie.

Les pertes kurdes sont estimées à près de 1500 depuis le début du conflit par l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme, auxquels s’ajoutent 280 civils ayant perdu la vie depuis le début de l’offensive et 250 000 civils en exode contraints de quitter la ville assiégée via un couloir au Sud contrôlé par les forces kurdes et ses alliés.

La prise d’Afrin par le régime truque représente une victoire tactique importante pour Erdogan, mais aux conséquences stratégiques ambivalentes dont dépendent les intérêts contradictoires de puissances régionales, de la Russie et de puissances impérialistes, notamment les Etats Unis.

Une victoire tactique à l’épreuve d’intérêts stratégiques contradictoires

Cette victoire de la Turquie représente d’abord un coup dur pour la stratégie du PYD/PKK. En effet, ce dernier était alors soutenu par les Etats-Unis dans leur lutte contre Daesh, tandis que le régime d’Assad, comptait lui aussi sur la résistance des YPG pour affaiblir les forces turques et récupérer un morceau de choix de ses propres territoires perdus au cours de la guerre civile. Cependant, aussi bien Washington qu’Assad ont abandonné les forces kurdes à Afrin. Les uns évoquant le fait qu’ils n’étaient pas alliés de Kurdes à Afrin ; les autres empêchés en grade partie par leurs sponsors russes.

En outre, cette victoire sert doublement les intérêts d’Erdogan : à l’intérieur, la prise d’Afrin lui permet, à l’approche des élections, d’exalter les pulsions nationalistes et de se poser en chef de guerre victorieux ; à l’extérieur, la Turquie, ressortant grandie de sa victoire, se pose désormais comme un acteur avec lequel Washington se devra désormais de composer au cours de prochaines négociations ; en quelque sorte Erdogan est en train d’imposer des limites à l’alliance des Etats Unis avec les Kurdes.

Du côté des puissances impérialistes, malgré une foule d’intérêts stratégiques contradictoires, c’est une ronde d’hypocrisie mêlée de cynisme : la « realpolitik » impérialiste abandonnant dans tout les cas le peuple kurde à son triste sort.

De son côté l’Union Européenne, se complait dans de vaines rodomontades à l’égard du régime turc. Mais il ne faut pas oublier que l’UE paie des sommes phénoménales à la Turquie pour maintenir loin des frontières européennes le flot de réfugiés syriens, mais aussi que des puissances impérialistes européennes vendent des armes et équipements militaires au régime d’Erdogan, à commencer par la France et l’Allemagne dont les tanks sont utilisés pour l’offensive sur Afrin.

Les Etats-Unis, attentistes, se contentent de consolider leurs positions stratégiques près des réserves pétrolifères plus au nord, à Manbij ; ayant eux aussi ouvertement abandonné leurs alliés d’antan dans la lutte contre l’Etat Islamique, ils ont ainsi livré les kurdes à une débâcle qui s’annonçait, et fut effectivement sanglante. Toutefois, la présence de leur armée dans le nord de la région devrait tempérer, du moins à court-terme, les pulsions d’expansion turques, privant ainsi la Turquie des dividendes stratégiques de leur victoire à Afrin. Même si les Etats Unis finissent par s’accommoder de l’avancée turque à Afrin, celle-ci ne reste pas moins un défi qui met en danger les alliances nord-américaines en Syrie.

La Russie, dans l’optique d’arriver à se tailler la part du lion en signant une paix rapide et à ses conditions, a donné son aval au bombardement d’Afrin par les forces d’Erdogan, accélérant ainsi la chute de la ville. De fait, Moscou a sacrifié les kurdes dans son alliance tactique avec la Turquie, s’aliénant cependant le soutien du régime d’Assad et de l’Iran, inquiets quant à la progression de la Turquie dans la région.

Enfin le régime d’Assad, essuie un revers : Assad avait menacé d’envoyer son armée stopper les turcs à Afrin avant qu’il ne soit persuadé d’y envoyer seulement quelques combattants paramilitaires fidèles au régime et armés par l’Iran. A cela il faut ajouter que la victoire d’Erdogan à Afrin permet à l’ASL de gagner du terrain alors qu’Assad espérait que les turcs lui livrent Idlib, bastion des l’ASL.

En ce sens la réaction de l’Iran sera déterminante également. En effet, bien que l’Iran compte une minorité kurde sur son territoire, la prise d’Afrin par les forces turques et leurs alliés de l’ASL représente un obstacle pour ses plans en Syrie. L’Iran est en train de consolider son emprise sur le pays mais aussi bien les forces impérialistes que les puissances régionales rivales de Téhéran (l’Arabie Saoudite, Israël mais aussi la Turquie) veulent empêcher ce scénario de se concrétiser, au prix de poursuivre la guerre. C’est dans ce cadre que l’offensive d’Erdogan sur Afrin est condamnée par l’Iran. On ne peut donc pas exclure une montée des tensions entre Téhéran et Ankara.

De multiples scénarios probables

Si Erdogan revendiquait la prise d’Afrin comme une première étape dans la suite de son offensive, la poursuite d’une éventuelle progression des forces turques plus au nord, dans les régions sous contrôle américain, reste problématique. Les Etats-Unis ont en effet fait savoir que toute attaque envers les kurdes dans la région entraînerait une réaction de leur part, au risque d’une escalade dans le conflit.

Toutefois, ne souhaitant pas se couper de son soutien turc à l’OTAN, un éventuel accord pourrait être trouvé entre Ankara et Washington, selon le quotidien L’Orient le Jour : « à la demande d’Ankara, Washington pourrait accepter de déplacer ses alliés kurdes à l’est de l’Euphrate pour une administration conjointe de Manbij. En échange, les Américains pourraient ainsi continuer à exploiter la base militaire turque d’Incirlik pour la lutte contre l’EI ».

En effet, cela devient de plus en plus clair que la politique d’alliance des forces kurdes avec l’impérialisme amène au désastre. Les nord-américains ont soutenu et mis sur le piédestal les combattants kurdes quand la lutte de ceux-ci faisait avancer les intérêts de Washington en Syrie. Du moment où la résistance kurde ne sert pas directement les intérêts nord-américains ceux-ci les abandonnent et laissent même se faire écraser. Aujourd’hui, il n’est pas exclu que Washington et Ankara arrivent à des compromis qui excluent de plus en plus les Kurdes, voire à des compromis au détriment des combattants kurdes. Et cela non seulement à Afrin mais même dans d’autres parts de la Syrie et de la région (Irak).

Dans ce contexte, on ne peut pas exclure non plus des frictions à l’intérieur des forces kurdes, des secteurs qui commencent à remettre en cause les alliances avec les Etats Unis et autres puissances. Même si cela reste pour le moment peu probable, un rapprochement pragmatique entre le PYD et l’Iran pour repousser l’avancée d’Ankara reste une autre alternative.

Quant à la Turquie, même si sa victoire à Afrin est importante on ne peut pas décréter qu’elle est définitive. En effet, pour cette opération la Turquie a mobilisé des unités d’élite, des alliés syriens et kurdes, elle compte avec une supériorité militaire considérable vis-à-vis des Kurdes (tanks, avions de combat, artillerie), cependant elle a mis 50 jours à capturer Afrin. En outre, la résistance kurde pourrait prendre d’autres modalités plus adaptées et plus favorables dans un conflit entre une puissance militaire clairement supérieure et un groupe de résistance moins bien armé : guérilla, attaques-éclair, attentats contre des positions militaires et des coups symboliques pour affecter le moral des troupes, entre autres.

La victoire turque à Afrin va également pousser les puissances locales rivales de la Turquie à agir. On a déjà évoqué les inquiétudes de l’Iran mais il faudrait ajouter un autre rival régional : l’Arabie Saoudite. Celle-ci pourrait voir avec un très mauvais œil la progression turque non seulement en Syrie mais dans la région, notamment après que la Turquie ait soutenu le Qatar contre l’offensive des saoudiens et leurs alliés du Golfe en juin dernier. La Turquie pourrait rapidement se trouver dans une situation très inconfortable où elle serait empêchée d’avancer sur le territoire, à moins de risquer des conflits majeurs, et en même temps faire face à une résistance kurde plus difficile de mater et provoquant éventuellement des pertes significatives.

Les différents scénarios restent ouverts. La Turquie vient de remporter une victoire importante. Il reste à voir si elle possède ou réussit à conquérir le rapport de forces suffisant pour aller jusqu’au bout de ses ambitions, qui sont bien plus importantes que la seule contention des forces kurdes. Si elle le réussit, on assistera à une reconfiguration du Moyen-Orient comportant beaucoup de dangers. Si Erdogan ne réussit pas, rapidement les contradictions internes pourraient se transformer en crise politique et sociale.

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Mis à jour le samedi 13 avril 2024